La Voie, de Gabriel Tallent, arrive en librairie le 21 janvier. On en a profité pour lui poser quelques questions sur ce roman tant attendu.
Gallmeister : La Voie se confronte à des questions profondes et urgentes, mais le roman est aussi joyeux et plus drôle que My Absolute Darling. Avez-vous consciemment choisi de modifier le ton entre les deux romans ?
Gabriel Tallent : Oui. Je voulais quelque chose de plus léger, de plus enjoué ; un livre qui parle tout simplement de deux amis qui plaisantent, se taquinent, réfléchissent à la nature de l’existence, et s’engagent dans des ascensions périlleuses au risque de leur vie. L’humour a toujours fait partie de cette histoire.
G. : Comment décririez-vous l’amitié entre Tamma et Dan ? Comment se complètent-ils et se lancent-ils des défis ?
G. T. : C’est une amitié chaleureuse, faite de blagues, bavarde, du genre à fumer de l’herbe et regarder des vidéos de compétitions d’escalade jusqu’à épuisement. Une amitié bâtie sur la joie profonde qu’ils trouvent dans la compagnie de l’autre. Ils ont une très grande estime l’un pour l’autre, et avoir quelqu’un qui croit toujours en eux les aide à traverser certains des moments les plus sombres du roman. Dan est si réfléchi, patient, chaleureux et généreux, que Tamma brille davantage en sa présence. La confiance qu’il lui accorde lui apprend à avoir confiance en elle. Et Tamma est tellement ambitieuse, audacieuse, impatiente et dynamique qu’elle secoue Dan de ses angoisses existentielles et intellectuelles et le pousse à ses moments les plus courageux – des moments où il comprend tout ce qu’ils peuvent accomplir s’ils trouvent le courage d’agir. Ensemble, ils forment une équipe débridée et imprévisible.
G. : Vous êtes vous-même un grimpeur passionné. Saviez-vous dès le départ que vous vouliez écrire un roman sur l’escalade ? Qu’est-ce qui vous a inspiré à amener cette passion dans la fiction ?
G. T. : Je veux écrire un roman sur l’escalade depuis que j’ai vu un documentaire sur Lynn Hill au lycée. Je ne savais juste pas comment m’y prendre. Et puis, il y a des années, je me suis trouvé sur une voie appelé Le Cercueil à Little Cottonwood Canyon. Tout mon matériel était trop bas, chose bête et terrifiante, et qui me laissait sans protection pour la partie la plus raide et difficile de la voie. Puis, je ne sais pas comment, la corde s’était enroulée autour de mon pied et en essayant de me libérer, j’ai délogé ma dernière protection, ne laissant plus rien entre moi et le sol. Il fallait que je fasse un choix. Je pouvais continuer de grimper et prendre le risque de tomber, ou rester immobile et tomber à coup sûr. Et pourtant, il n’existe pas de mot assez fort pour exprimer à quel point je ne voulais pas continuer. À un niveau viscéral, je ne voulais pas aller plus haut, et malgré tout j’ai grimpé pour ma survie. Une fois redescendu de la voie, j’ai pensé : voilà, c’est ça le livre. C’est une histoire sur les choix difficiles. Une histoire sur ce moment où vous ne voulez pas continuer de grimper, au sens figuré, mais si vous voulez vivre il faut le faire quand même.
G. : Que diriez-vous à un lecteur potentiel qui n’a aucune connaissance, ni même d’intérêt, pour l’escalade ?
G. T. : Le livre ne parle pas vraiment d’escalade. Il parle de deux adolescents avec un rêve, il parle
d’espoir dans les moments les plus sombres, et de rester fidèle à la personne que vous espérez devenir un jour. L’escalade n’est qu’un décor, comme le sont les jeux vidéo dans Demain et demain et demain, ou la corrida dans Le soleil se lève aussi. J’ai essayé de l’écrire de manière qu’une personne sans aucune connaissance de l’escalade se sente totalement accueillie dans l’univers du livre, et trouve chaque scène parfaitement accessible.
G. : Comme votre représentation de la Californie du Nord dans My Absolute Darling, vous capturez avec force et intensité le paysage dans La Voie, qui se déroule dans et autour du désert de Mojave et de Joshua Tree. Comment la nature façonne-t-elle votre fiction ainsi que votre sensibilité d’écrivain ?
G. T. : Elle nous façonne tous. Il y a des moments intenses et importants, de sentiment de petitesse et de nonsolitude qu’il est possible de ressentir dans le monde extérieur, mais que notre quotidien
construit ne pourra jamais offrir. Quand Dan et Tamma sont dans le désert, ils vivent une expérience du sublime absente des écoles, des centres commerciaux, des stations-service, des grandes surfaces, des hôpitaux et des supermarchés qui composent le reste de leur vie.
G. : Tamma et Dan sont des meilleurs amis en pleine adolescence, en terminale au lycée, et sur le point d’entrer dans l’âge adulte. Pouvez-vous parler de l’intensité de l’amitié à ce moment de la vie ?
G. T. : C’est une amitié fondamentale, une pierre angulaire dans une période incertaine et périlleuse de leur existence. Ils se font entièrement confiance et comptent beaucoup l’un sur l’autre. Alors que nous avons des récits bien établis sur les grands risques pris par amour, nous avons relativement peu d’histoires qui montrent la même chose pour l’amitié. Et pour cette raison beaucoup de personnes autour de Dan et Tamma maintiennent que leur amitié n’est pas réelle, pas importante, ou qu’elle est un frein. Ils se retrouvent à devoir décider entre se fier à leur propre jugement sur ce qui est important, ou bien se fier à la sagesse des autres et à la culture environnante.
G. : Les différences de classe sont un élément majeur du roman, dans la communauté de Dan et Tamma et dans celle de l’escalade. Comment les personnages sont-ils piégés par les forces
structurelles liées à la classe sociale ? Et peuvent-ils à les transcender ?
G. T. : Il y a les barrières structurelles liées à la classe. Par exemple, si vous n’avez pas les moyens d’acheter du matériel, l’escalade devient très vite extrêmement dangereuse. C’est pourquoi Dan etTamma doivent travailler dur et prendre de grands risques pour pratiquer le sport qu’ils aiment. Ensuite, il y a des barrières plus subtiles, psychologiques. Par exemple, on a inculqué à Tamma qu’elle ne valait rien, que le système était contre elle, que personne ne l’aiderait et donc elle n’ose pas demander de l’aide, même lorsque cela pourrait changer sa vie. Je pense que nous sommes tous piégés par des problèmes à la fois réels et imaginés, et tenter d’échapper à cette condition est un projet fondamentalement humain.
G. : Dan est partagé quant à l’opportunité d’intégrer une universitéprestigieuse qui pourrait potentiellement lui offrir une ascension économique. Pourquoi est-il si déchiré ? L’éducation est-elle une voie réaliste pour sortir de la pauvreté dans le roman ?
G. T. : Dans le cas de ce roman, il faut déterminer si la pauvreté est financière ou non. Après tout, la mère de Dan a gagné beaucoup d’argent, mais elle s’est sentie contrainte de mener une vie qu’elle ne voulait pas. À présent, elle exerce sur lui la même pression, pour qu’il suive un chemin dont il ne veut pas, afin qu’il ait argent et sécurité. Et c’est au lecteur de juger la validité de ses arguments.
G. : Tamma et Dan parlent de manière hilarante et parfois cynique des réalités de grandir dans une Amérique capitaliste en déclin. Pouvez-vous parler de la relation du roman avec l’espoir ?
G. T. : C’est un roman sur des jeunes gens pauvres qui rêvent d’amitié et de vocation – des rêves très américains, je trouve – et l’espoir en est le coeur. Je crois aussi qu’on ne peut pas écrire un roman porteur d’espoir sans prendre au sérieux les choses sombres et difficiles qui peuvent survenir. On peut écrire un roman léger, un roman d’évasion, ou un roman « de plage », mais pour qu’un roman soit porteur d’espoir, il doit habiter dans un monde avec des conséquences. Les vies humaines – les vraies vies, là-dehors dans le monde – sont marquées par la tragédie et les épreuves, et détourner le regard revient à s’éloigner de l’espoir. En fin de compte, ces jeunes se battent comme des damnés pour changer leur vie, avec une persévérance incroyable, jour après jour, pour rendre possible un rêve qui semble impossible. On ne peut pas travailler aussi dur et prendre les risques qu’ils prennent, sans avoir au fond de soi un noyau brûlant, incandescent d’espoir.
G. : Et pourtant, le rêve que Tamma et Dan poursuivent peut sembler très difficile à atteindre, voire impossible. Quelle est la signification de travailler à un rêve même s’il ne se réalise jamais ?
G. T. : Je pense que l’espoir est inscrit dans le sport qu’ils aiment. Quand on est au sol, en train de regarder une paroi rocheuse, les plus grands et les plus beaux défis paraissent toujours impossibles, et si l’on reste là – au sol, à les regarder – ils le resteront. C’est en travaillant sur le problème, en essayant, en espérant, en rêvant, que ce problème devient possible. Ainsi, Dan et Tamma apprennent l’espoir comme une compétence. Et je crois que nous avons tendance à réfléchir au risque de la mauvaise manière. Essayer et échouer – ce n’est pas la perte que l’on imagine. Dans la vie, on échoue forcément. Si l’on essaie de faire quelque chose de grand, d’ambitieux, de difficile, il y aura énormément d’échecs, d’immenses déceptions, de chagrins. Cela fait simplement partie de la vie. Ne jamais quitter le sol, ne jamais essayer, ne jamais avoir de rêve, voilà la véritable perte.
G. : Quelle est la signification du rôle de Tamma en tant que gardienne des jeunes enfants de sa soeur ? Comment cela la change-t-il ? Que signifie s’occuper de quelqu’un lorsque vous n’avez pas été pris en charge vous-même ?
G. T. : S’occuper de bébés, c’est la vie qui vous demande de faire l’impossible, et pourtant, jour après jour, vous le faites. Cette expérience de vouloir désespérément abandonner, de se croire dépassé, et pourtant de ne pas abandonner, c’est une expérience de maturation, une expérience qui change la vie, et il existe de fortes analogies avec l’escalade : des moments où vous êtes absolument convaincu de ne pas pouvoir passer le mouvement suivant, et pourtant, le seul moyen d’avancer est de continuer. En 2019, j’avais un roman d’escalade totalement différent sur mon bureau. Mais après la naissance de mon fils Hayden, je l’ai abandonné et j’ai écrit celui-ci. Avoir un enfant et exprimer ce que je pourrais un jour lui expliquer du monde a complètement changé ce que je considérais comme important. Et ça ne semblait plus essentiel que ces personnages grimpent un jour un 5.12. Le coeur battant de l’histoire se trouvait ailleurs, et je pense que ces longues nuits à chanter des berceuses à mon bébé m’ont aidé à le trouver. On peut écrire un roman d’escalade sur la fuite, une histoire d’évasion où les personnages se replient toujours plus dans la nature pour échapper à leurs responsabilités, mais ce n’était pas ce que je voulais faire. Je voulais demander à Tamma de montrer le même courage et la même persévérance dans sa vie qu’elle montre dans son escalade.
G. : Dan et Tamma prennent souvent des risques pour leur vie lorsqu’ils grimpent, affrontant des défis physiques terrifiants. Comment le roman s’intéresse-t-il au risque ? Que signifie se forcer à faire quelque chose qui va à l’encontre de votre instinct de survie ?
G. T. : Tout rêve que vous poursuivez, toute grande chose que vous essayez d’accomplir, vous demandera toujours plus que ce que vous pensez pouvoir donner. Si l’escalade est un risque, n’est-il pas aussi vrai que quelque chose se perd si Dan et Tamma n’essaient jamais de voir s’il n’y a pas plus quelque part pour eux ? En ne faisant que des choix sûrs, je pense que d’une certaine manière on peut se retrouver coincé dans une vie beaucoup plus petite et beaucoup moins ambitieuse que ce qu’on aurait voulu.







